MARÉE NOCTURNE
En collaboration avec la Galerie Magmatic.
Les coquilles d’Annabelle Guetatra, tout droit échouées de la mer, ne sont pas de simples résidus littoraux : ce sont des matrices votives, des capsules oniriques. Chaque coquille Saint-Jacques, prélevée sur les rives d’un monde en reflux, devient le réceptacle d’une apparition. Elles abritent des présences féminines, virevoltantes, extatiques, lunaires, irréductibles, qui dansent aux confins du visible, comme surgies d’un rêve archaïque ou d’une mémoire immergée.
Entre collage, pastel, feuille d’or et vernis, l’artiste façonne des talismans composites où les codes du rituel dialoguent avec ceux du décor. Les figures qu’elle invoque semblent être les descendantes éthérées des Ménades, des Vénus marines, des nymphes ou des sirènes. Elles irradient d’une force sauvage et souveraine.
Dans le creux de leurs mains, une branche d’eucalyptus, plante à l’héritage sacré, à la lisière des royaumes terrestres et célestes, dotée de vertus psychopompes. Ce motif s’est imposé à l’artiste lors d’une résidence, alors qu’elle explorait les représentations du féminin et les symboles liés aux cycles de transformation. Une nuit, une tempête d’une intensité inhabituelle s’abat sur les lieux, déracinant un eucalyptus monumental à quelques pas de son atelier. Le fracas de l’arbre effondré, perçu comme un présage, agit comme une secousse fondatrice. De cette nuit surgit une vidéo, transe visuelle où s’entrelacent les forces élémentaires, les branches arrachées et les formes rituelles. Les coquillages s’y inscrivent naturellement, tels des reliques animées, témoins sensibles d’un monde en bascule. Ce geste, à la fois brut et chargé, fait résonner un langage ancien, situé entre purification, chaos et invocation.
Marée Nocturne convoque une esthétique de l’archéologie fictive: à la fois trace et reliquaire, l’objet devient vecteur narratif. Le coquillage, par sa nature ambivalente, précieuse, biodégradable, symbolique, devient le support d’un récit fragmenté, éclaté comme une mémoire échouée.
On y perçoit l’empreinte d’un monde englouti, la cartographie affective d’un écosystème en péril. Ces artefacts racontent autant la magie des eaux et la fascination pour les forces naturelles qu’ils dénoncent, en creux, la destruction méthodique des milieux marins, de cette beauté insolente que l’on s’acharne à faire disparaître.
Dans cette chorégraphie d’écume, la beauté devient insidieuse, traversée d’une tension menaçante, presque dévorante.
Guetatra inscrit son geste dans une poétique de la survivance. Elle réactive des figures, convoque des mythes, pour interroger notre rapport à la disparition, celle des gestes oubliés, des espèces effacées, des attentions anciennes. Dans la lignée des assemblages surréalistes ou des fictions archéologiques, elle façonne des entités composites, entre offrandes votives et vestiges potentiels d’un futur antérieur. En cela, Marée Nocturne se révèle tel un oracle discret, prônant,une écologie du sensible, un message murmuré depuis les abysses.
Lucie Legenre
Capsule vidéo de l’Anarkhè-exposition Symbiosium #2 du CWBI.